Note de lecture : « APRES LA DEMOCRATIE » d’Emmanuel TODD
(Editions Gallimard, Paris, novembre 2008),
enrichie du débat avec l’auteur organisé le 5 mars 2009 à Solferino, Paris
dans le cadre de « Les Entretiens de Solferino »
Justifiant et revendiquant la violence de l’introduction de son livre comme une dénonciation de la violence extrême des rapports sociaux actuels et de la responsabilité de ceux qui, comme Nicolas Sarkozy sujet principal de ses attaques, gèrent sans états d’âme cette violence, Emmanuel Todd a parlé de son dernier livre et de son ralliement au parti « social traître » socialiste avec un humour distancié.
Emmanuel Todd, en effet, a été communiste avant de s’éloigner de cette idéologie en ayant « prophétisé » la chute de l’Empire soviétique ; se définissant lui-même comme un « hégélien empirique », il avoue une traîtrise relative parce que limitée à la motion C et un recours au « légitimisme éthylique » pour se convaincre de voter en faveur de Ségolène Royal aux dernières présidentielles. S’il ne ménage ni celle-ci ni le PS dans son livre, il affirme aussi que le PS reste la seule grande force démocratique et libérale fiable en France face à une droite autoritaire et liberticide. Le PS aurait donc, à cette aune, un rôle politique majeur à jouer à condition, et tel est le propos du livre, de renoncer au libre-échange.
Démographe, Emmanuel Todd est un fin analyste (« L’illusion économique » Gallimard 1998) de la corrélation des facteurs démographiques tels que niveaux d’instruction, taux de fécondité etc…et des modèles anthropologiques – systèmes d’organisation familiale en particulier - à la démocratie et à la croissance économique d’un pays.
Emmanuel Todd a rappelé et affiné à la lumière de la crise quelques idées force de son livre.
Le modèle égalitaire français :
Le modèle anthropologique français égalitaire se maintient. Issu du système familial le plus répandu en France, de type égalitaire et féministe, c'est-à-dire où l’héritage n’exclut ni les femmes ni les puînés, il résiste aux tentatives idéologiques de droite largement reprises par Nicolas Sarkozy – le cadeau fiscal, la tentation communautaire ou l’islamophobie par exemple – d’y introduire des logiques inégalitaires ou d’exclusion on encore de désignation de boucs émissaires, comme les fonctionnaires, les enseignants, les jeunes etc…
Emmanuel Todd démontre à ce sujet que la révolte des banlieues n’est certainement pas une révolte identitaire mais une révolte de la jeunesse au même titre que celle qui fut son modèle bourgeois et estudiantin en mai 68. Il ne craint pas dans cette logique de dénoncer les évènements de la Gare du Nord à Paris à la veille des présidentielles comme relevant d’une provocation manipulatrice.
« L’élite de masse »:
A chaque étape significative dans l’éducation des masses correspond un accroissement des aspirations à la démocratie et une diminution de la croyance religieuse : ainsi la réforme protestante est-elle née de la première grande vague d’alphabétisation en Europe.
Emmanuel Todd conduit une analyse historique et géographique originale de la France sous l’angle de l’influence du communisme fonction de la prégnance des pratiques religieuses et du catholicisme.
Le niveau culturel et d’éducation des français est dans une situation de stagnation : mais ici encore, il n’est pas question de prêter croyance aux allégations de baisse du niveau scolaire et universitaire.
Il s’agit d’analyser la situation « d’élite de masse » de la France et de l’Europe actuelles. L’avantage économique et de domination sociale que conférait le fait d’avoir accédé à des études supérieures ne se vérifie plus.
Depuis la seconde guerre mondiale, la société s’est stratifiée par niveau d’éducation :
· 20 % ayant fait des études supérieures
· 20 % ayant un niveau d’instruction primaire
· 60 % s’étageant entre ces 2 niveaux.
La fracture sociale :
La société terriblement stable – la fameuse fracture sociale - qui en résultait a fait place à une société qui écrase économiquement les générations montantes et qui voit se dessiner une nouvelle lutte de classes : entre les classes moyennes qui s’appauvrissent et les classes supérieures qui s’égarent à la recherche du seul intérêt individuel à court terme en ignorant ainsi leurs traditionnelles responsabilités sociales.
Ce haut niveau d’éducation, positif dans le sens où il rend possible des évolutions idéologiques rapides, se conjugue ainsi en négatif à une « narcissisation » - terme emprunté à Christopher Lasch - des comportements et à une incapacité à penser collectif.
Raison qui explique la désaffection pour le militantisme au sein des partis politiques : rien à voir encore avec une prétendue inanité de leur projet ou une inadéquation de leur représentativité.
Libre-échange contre démocratie :
Il reste aux partis un seul outil d’action politique directe : combattre le libre-échange pour sauver la démocratie.
Car, le libre-échange nuit à la démocratie.
Il favorise la montée des inégalités malgré l’accroissement général de richesse qu’il génère.
Il induit une pression sur la demande : les entreprises en se portant sur le marché mondial ne considèrent plus les salaires comme un moteur de la croissance économique mais comme un coût pur qu’elles vont s’efforcer de minimiser : il en résulte une insuffisance globale de la demande.
Le libre-échange dans ce contexte attaque la société par le bas.
Les ouvriers en ont été les premières victimes, sacrifiées et ignorées par les strates dirigeantes à haut niveau d’éducation et ferventes adeptes du libre-échange. S’estimant abandonnés, ils se sont laissés prendre en toute logique au chant des sirènes de l’extrême droite. (Elections de 2002).
Les classes moyennes ayant commencé à en percevoir la menace ont traduit clairement leurs craintes en France en votant non au référendum sur le traité constitutionnel européen en 2005.
Emmanuel Todd compare avec humour le libre-échangiste à un « croyant », qui aurait eu la révélation de Ricardo et ne pourrait remettre le dogme en question.
Le libre-échange à l’origine de la destruction du fonctionnement des sociétés, des salaires, des systèmes de protection sociale, fragilise les masses populaires.
Or ce sont elles qui votent : et depuis quelques échéances, sans aucune logique, leur comportement électoral oscille entre abstention et participation record et semble vouloir abolir le jeu de l’antagonisme droite/gauche.
Prétexte tout trouvé pour l’élite toujours libre-échangiste à remettre en cause le suffrage universel.
Voilà pourquoi, en conclusion, Emmanuel Todd a expliqué qu’à son sens, il n’y avait que deux issues à l’évolution de la crise des démocraties occidentales:
- la suppression du suffrage universel dont il estime la probabilité forte, progressivement instillée sous l’insidieuse pression « soft » des anti-démocrates radicaux de tous bords identifiables à leur usage immodéré du terme et concept de « gouvernance »
- la suppression du libre-échange : il serait préférable plutôt que de laisser face à la crise chaque pays initier unilatéralement et dans le désordre des mesures nationales ponctuelles, qu’un projet économique de type protectionniste soit élaboré à l’échelle européenne. Ce sera un processus long et compliqué car il s’agit d’une rupture systémique d’avec la violence destructrice du libre-échange. Et paradoxalement compatible avec l’économie de marché et le principe libéral.
« Après la démocratie » apporte un éclairage original dont personne ne devrait se priver pour appréhender les enjeux des très prochaines élections européennes , les propositions contenues dans le Manifesto du PSE autant que le concept de « juste échange » développé par le PS pour tenter de résoudre la difficile équation du partage équitable de l’accroissement mondial de richesses, pierre d’achoppement des différents courants de ce parti sur les limites respectives du libre-échange et du protectionnisme.
Caroline GAUVAIN.
Un résumé de l’exposé d’Emmanuel Todd lors de ce débat est publié sur le site du PS à la rubrique Formation dans « Les entretiens de Solférino ».
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